Fragments biographiques
Matthias Urban

 

Janos Urban est né à Szeged, dans le sud de la Hongrie, en 1934. Il a cinq ans quand éclate la Seconde Guerre mondiale. Les écoles sont fermées ; des institutrices reçoivent à domicile et assurent ainsi le suivi scolaire. Janos se rend chaque jour chez une femme âgée, sévère et autoritaire, Josa Neni. Les murs de l’appartement sont recouverts de tableaux, et le jeune élève, frappé par les œuvres exposées, pressent que sa vie sera intimement liée à l’art pictural.

En 1942, la vie quotidienne est réglée par trois sirènes : la première annonce l’arrivée de l’aviation ennemie, la deuxième le bombardement en cours, la dernière la fin du pilonnage. Dans les rues éventrées, Janos découvre le plexiglas sur les carcasses des B-17 abattus par la DCA nazie. Il retrouvera ce matériau plus tard, en Suisse, dans ses recherches plastiques.

A la fin des années 1940, il se rend à Budapest et s’inscrit dans un lycée d’arts appliqués où il obtient une maturité en 1953. Sous la direction d’artistes locaux, il s’exerce au fusain et à la peinture, et enchaîne la production de portraits de dirigeants communistes. Il reçoit un premier prix pour la qualité de son travail. Cette distinction s’accompagne d’un prix en espèces, et Janos imagine alors s’acheter enfin une boîte personnelle d’aquarelles. Cependant, les impératifs familiaux l’emportent et l’argent est utilisé pour refaire la boiserie du plafond de la maison familiale.

Après la maturité, Janos s’inscrit à l’Université de Budapest. Il y étudie l’histoire de l’art, à travers les écrits du théoricien d’origine tchèque Max Dvorâk, et la philosophie selon Engels, Marx et Lénine. C’est sous le manteau qu’on se passe les ouvrages de Schopenhauer et de Nietzsche, bien sûr interdits. Janos loge alors dans un hôtel pour étudiants à Pest. Il y peint de petites œuvres surréalistes. La bibliothèque de sa chambre est régulièrement « visitée » par les étudiants communistes, organisés en milice et acquis à la cause du régime totalitaire. Bientôt le vent de la réforme souffle, la population croit à sa révolution. En 1956, les révolutionnaires chassent Matyas Rákosi, le secrétaire du PC. Moscou réagit vigoureusement et les chars de l’armée rouge traversent la frontière. La révolution est matée dans la violence ; un carnage est perpétré dans les rues de Budapest, sous les yeux effarés de la communauté internationale. En très mauvais termes avec la jeunesse communiste, en passe d’être exclu de l’université, Janos laisse tout derrière lui et s’enfuit. Il traverse clandestinement la frontière, deux citrons dans la poche. Les réfugiés sont accueillis en Autriche. Là, dans un baraquement d’accueil en bois, il décide d’aller se réfugier en Suisse.

Janos Urban arrive à Lausanne et choisit de parfaire sa technique de la peinture à l’Ecole cantonale des beaux-arts et d’art appliqué. Le directeur, Ernest Manganel, lui ouvre les portes de son école. C’est dans ces murs que Janos rencontre le professeur Jaques Berger, qui exercera sur lui une grande influence. Il acquiert la nationalité suisse et renonce à sa nationalité hongroise. Une bourse d’études lui est offerte par la Gazette de Lausanne ; pour subvenir à ses besoins, il peint des portraits de notables et de bourgeois de la région. Les toiles sont chères ; Janos peint sur des plaques de bois et fabrique lui-même ses couleurs en mélangeant les pigments à du jaune d’œuf, de l’huile de lin et du mastic.

Janos Urban tire alors un trait sur son passé. Il enfouit aux tréfonds de sa mémoire la Hongrie, ses souvenirs, sa famille et la tragédie de l’insurrection. La souffrance et la douleur, passées sous silence, disparaissent, du moins temporairement.

En 1962, on lui propose d’être nommé professeur à l’Ecole cantonale des beaux-arts et d’art appliqué. Un poste qu’il accepte avec enthousiasme. Il trouve auprès des étudiants l’occasion de poursuivre ses recherches et de transmettre notamment sa propre technique de fabrication de couleurs, à base de pigments achetés en Allemagne. Dans son enseignement, Janos partage aussi avec les étudiants ses questionnements plastiques et leur propose d’expérimenter le terrain de la vidéo.

Cette période de sa vie est aussi celle de sa rencontre avec Jacqueline Nicod, également artiste. Ils se marient en 1963 et, de cette union, je suis né en 1974. Mais le tableau n’est pas parfait. Dans les bords, la peinture craquelle et révèle les strates inférieures, sombres et torturées. Le passé ressurgit brutalement.

En proie à ses démons intérieurs, Janos peine à assumer son poste de professeur, qu’il quitte. La porte de son atelier se referme. Il s’ensuit une longue traversée du désert, marquée de quelques brèves éclaircies qui lui permettent, lors d’accalmies toute relatives, de reprendre ponctuellement le crayon, ou de voyager, grande source d’inspiration.

Après une interruption de son travail pendant plusieurs années, atteint d’un mal sans nom, Janos reprend le chemin des arts plastiques en 2000 : il gravit les quelques marches qui le mènent à son petit atelier situé dans un grenier. Dans ce minuscule espace, il cale entre la fenêtre et la table de grandes toiles blanches. Avec une vigueur inconnue jusqu’alors, ses couleurs voltigent sur la surface immaculée. L’autorité de son geste laisse son entourage sans voix. Les tableaux sont baptisés Darfour, Bagdad, The Boat People. Janos se sent solidaire des événements internationaux. Il est bouleversé par le sort de ceux qui tentent la traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’Europe et échouent misérablement sur l’île de Lampedusa. Cette soudaine préoccupation pour les conflits internationaux le sort de sa léthargie et le pousse à remettre l’ouvrage sur le métier.

Cette vie de voyages, de quêtes et d’errances, dessine aussi les contours d’une recherche artistique multiple et complexe, étendue sur près de cinquante ans. De cette histoire fragmentée, il me tient à cœur, en tant que fils de l’artiste, de restituer les bribes. En mettant sur pied ce projet, je trouve l’occasion de présenter une rétrospective du parcours de mon père, et de mettre en lumière les liens entre sa vie et son œuvre. En parallèle à l’exposition « Praxis », qui présente les travaux récents du peintre à l’Espace Arlaud de Lausanne du 16 octobre 2008 au 11 janvier 2009, cette monographie retrace le cheminement artistique du peintre et en suggère plusieurs angles d’approche. Dans les murs de l’Espace Arlaud, qui abritait il y a plus de cinquante ans l’Ecole cantonale des beaux-arts et d’art appliqué, où Janos entreprit ses études dès son arrivée en Suisse en 1956, puisse cette exposition être une nouvelle étape, un point de départ pour la suite de son travail.?

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